Vers une relocalisation de l’alimentation : quels sont les freins et les leviers identifiés ?

Québec : le développement de systèmes alimentaires locaux se heurte à de multiples freins

systèmes alimentaires locaux verrous- Aprifel

Alors que la surface de terres agricoles permettrait, en théorie, de nourrir l’ensemble des habitants de la province de Québec, la réalité est bien différente. Face à ce constat, le projet de recherche participative RESPAQ a cherché à comprendre la structuration du système alimentaire de la métropole de Québec et sa région. Ce travail identifie plusieurs verrous à la relocalisation du système alimentaire dans ce territoire. Ils concernent, d’une part, la gouvernance alimentaire locale (structuration et acteurs rassemblés) et d’autre part, des freins d’ordre techniques et logistiques, ainsi que les croyances associées aux produits locaux.

A l’échelle mondiale, la pandémie de COVID 19 et les perturbations des chaines logistiques qu’elle a entrainées ont suscité de nombreuses interrogations concernant la sécurité des approvisionnements alimentaires. Bien que le Canada ait été globalement peu touché par ces perturbations, dans la province de Québec, la nécessité d’accroître la production locale afin de réduire la dépendance aux importations s’est rapidement imposée (Mundler, 2020).
En effet, alors même que la part de foncier agricole par habitant de la région permettrait une autosuffisance alimentaire, ce n’est actuellement pas le cas. Ainsi, les quelques 2 millions d’hectares de terres arables du Québec sont pour moitié cultivées en céréales et oléagineux (MAPAQ, 2020). Concernant l’alimentation humaine, le Québec produit notamment quatre fois plus de porcs qu’il n’en consomme. Pour plusieurs légumes, le taux de couverture (en volume) est supérieur à 100 %. Cependant, compte tenu du climat, le caractère très saisonnier de ces productions amène à ce qu’elles soient exportées durant le cœur de saison et importées à d’autres périodes (MAPAQ, 2017).
Face à ce constat, le projet RESPAQ (voir encadré) s’est intéressé aux modalités d’une relocalisation de la production alimentaire dans le bassin alimentaire de la métropole de Québec. Un article récent (Mundler & Boulianne, 2024 ) présente les freins identifiés par ce projet aux initiatives de reterritorialisation de l’alimentation sur ce territoire.

Gouvernance des systèmes alimentaires locaux : accroitre la présence des acteurs du régime sociotechnique dominant

Le premier frein identifié au développement des systèmes alimentaires locaux autour de la ville de Québec est la faible présence des acteurs du régime sociotechnique dominant (voir méthodologie) dans la gouvernance de ces systèmes. Ainsi, le projet RESPAQ a réuni de nombreux acteurs porteurs de niches d’innovation – organisations engagées dans la promotion des produits locaux, la commercialisation de proximité, etc -, ainsi que des représentants des pouvoirs publics locaux et provinciaux (collectivités et MAPAQ). En revanche, aucun représentant des grandes filières agricoles présentes sur le territoire, ni des transformateurs et distributeurs industriels n’a participé au projet. Cette situation pourrait être liée au fait que leurs centres de décision se situent en général à l’extérieur du territoire de recherche.
L’absence de ces acteurs qui assurent l’essentiel de l’approvisionnement alimentaire constitue, en soi, un frein au développement de systèmes alimentaires locaux. D’une part, car cela amoindrit la portée des conclusions et engagements pris collectivement par les acteurs des systèmes alimentaires locaux. D’autre part car cela réduit les opportunités d’interactions entre porteurs d’innovation et acteurs dominants. De ce fait, les porteurs d’innovations poursuivent leur développement à côté du régime, ce qui limite leur capacité à se renouveler en se confrontant aux réalités du régime et amoindrit l’influence qu’elles pourraient exercer sur celui-ci.

La structuration sectorielle, frein au développement de systèmes alimentaires locaux

Le deuxième frein identifié par les auteurs concerne l’organisation, en elle-même, des structures de gouvernance du système alimentaire québécois. Celui-ci est, en effet, structuré par trois formes organisationnelles qui laissent actuellement peu de place à une gouvernance plus territoriale :

  • Des organisations par filières, généralement autour d’un produit (fédérations spécialisées de producteurs et les transformateurs) ;
  • Des organisations par métier : production, transformation, distribution.
  • Une double tutelle ministérielle – provinciale (le MAPAQ) et fédérale (Agriculture et Agroalimentaire Canada) – avec des prérogatives distinctes.

Cette organisation sectorielle à des racines historiques et structure fondamentalement la façon dont le développement agricole et les relations marchandes dans le système alimentaires sont pensées. Pour les auteurs, cette gouvernance sectorielle représente un frein important au développement des systèmes alimentaires locaux puisque les filières sont organisées à une échelle supérieure (Province) – et que, dans l’esprit de l’ensemble des acteurs, l’interlocuteur naturel du secteur alimentaire est l’État et non les collectivités territoriales.

Québec : l’image des produits locaux freine leur développement

Le troisième élément de verrouillage identifié par ce travail concerne l’imaginaire associé au « local », un aspect peu décrit dans la littérature. Les entretiens réalisés dans le cadre du projet RESPAQ font ressortir trois dimensions clés de l’image des produits locaux :

  • L’ambigüité de l’échelle géographique du « local ». Dans cette recherche, le périmètre associé au terme « local » est ainsi fréquemment l’ensemble de la province et non à l’échelle du bassin alimentaire de la métropole.
  • L’idée que les produits locaux sont intrinsèquement plus chers, moins compétitifs et généralement associés au sentiment qu’acheter local est un acte citoyen, voire militant.
  • L’idée que le « local » et le «global » sont complémentaires. Ainsi, dans l’esprit de la majorité des acteurs et parties prenantes, la relocalisation de l’alimentation ne peut, en tout état de cause, concerner qu’une part réduite des approvisionnements alimentaires, ne serait-ce que parce que les produits locaux ne sont disponibles qu’en petits volumes.

La spécialisation des acteurs et les chaines logistiques, freins au développement des produits locaux

Enfin, ce travail fait ressortir des freins d’ordre sociotechnique et logistique liés, d’une part, à la spécialisation des acteurs autour des productions majoritaires du territoire (animales dans le territoire de recherche considéré).
D’autre part, au plan logistique, l’essentiel de la distribution alimentaire est assuré par quelques enseignes dont les chaines d’approvisionnement sont très optimisées (centrales d’achat hors de la région d’étude, formats de conditionnement spécifiques et standardisés etc). Ainsi, bien que la plupart des grands distributeurs souhaitent accroître leurs approvisionnements en produits locaux, leurs contraintes organisationnelles et logistiques ne leur permettent généralement pas de se tourner directement vers les producteurs et transformateurs locaux de taille artisanale.

Des enseignes locales distribuent bien des pommes locales, mais les produits doivent d’abord quitter le territoire et passer par les centres de conditionnement situés dans la périphérie de Montréal pour revenir dans les épiceries locales
Delucinge, 2018

Ce travail illustre la complexité de la relocalisation des systèmes alimentaires et le besoin de les penser spécifiquement pour chaque territoire afin de tenir compte des verrous et besoins locaux. Il invite également à mobiliser et coordonner l’ensemble des acteurs et parties prenantes, ainsi qu’à travailler sur les représentations associées aux produits locaux pour les faire sortir d’une image de « marginalité ».

Basé sur : Patrick Mundler et Manon Boulianne, « Relocaliser la production alimentaire ? Défis et obstacles d’une reterritorialisation », Géocarrefour, 96/3 | 2022

Le projet RESPAQ

Le projet REPSAQ s’est déroulé de 2016 à 2019 autour de la question de recherche suivante : Comment le système alimentaire est-il structuré, dans et autour de la communauté métropolitaine de Québec ? Il a mobilisé plusieurs disciplines – anthropologie, agroéconomie, nutrition, urbanisme et droit – et impliqué quatorze partenaires représentant à la fois les pouvoirs publics locaux et provinciaux et diverses organisations locales œuvrant dans le domaine alimentaire. Ce travail a donné lieu à plusieurs essais et mémoires. En fin de projet, un forum a permis de présenter les principaux résultats aux organisations partenaires et parties prenantes régionales.

L’approche multi-niveaux des transitions
    L’approche multi-niveaux est un cadre théorique qui permet de considérer ensemble différents niveaux d’actions contribuant à un processus de transition (Geels, 2002).
    Ce cadre théorique repose sur l’idée que tout système de production et de consommatio, appelé « régime sociotechnique » (Geels et Schols, 2007) est mû par diverses forces (économiques, mais aussi technologiques, culturelles et politiques).
    Un régime sociotechnique est susceptible de se transformer sous l’influence de deux ensembles.

  • Le « paysage sociotechnique », l’environnement général du régime, constitué de diverses structures (comme l’organisation économique du pays, le droit international, ou encore des schémas culturels) qui déterminent le cadre général du fonctionnement de la société.
  • Les « innovations de niche », portées par des acteurs qui évoluent dans une relative autonomie vis-à-vis du régime dominant. Ces acteurs proposent et mettent en œuvre des solutions trop radicales pour qu’elles puissent trouver leur place dans le régime. Il arrive que s’ouvrent des «  fenêtres d’opportunité  », soit des moments particuliers où le régime sociotechnique est davantage perméable aux changements. Dans ce cas, soit l’innovation s’impose au régime en faisant sauter certains verrous et le régime se transforme en profondeur ou même disparait et est alors remplacé par un autre ; soit le régime absorbe la niche (qui s’éteint) et continue sa trajectoire, qui est plus ou moins infléchie selon l’influence laissée par la niche qu’il a incorporée.
Messages clés
  • La reterritorialisation du système alimentaire de la grande région de Québec se heurte à divers verrous à la fois organisationnels, sociotechniques, culturels et cognitifs.
  • Développer des systèmes alimentaires locaux demande une réflexion et une action spécifique à chaque territoire, ainsi que la mobilisation coordonnée de l’ensemble des parties prenantes
  • Il est nécessaire de travailler sur les représentations associées aux produits locaux pour qu’ils sortent de leur image de « marginalité » et se développent plus largement.
Méthodologie
Références

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