Vers une relocalisation de l’alimentation : quels sont les freins et les leviers identifiés ?

Avignon : la motivation des agents publics, levier clé de succès pour une relocalisation de l’approvisionnement des cantines scolaires

cantines écoles alimentation locale - Aprifel

L’approvisionnement des cantines scolaires est identifié comme un levier clé pour le déploiement de politiques alimentaires en faveur d’une reterritorialisation de l’alimentation. Une étude récente a suivi et analysé la transformation des pratiques de la ville d’Avignon. Ce travail s’est attaché à examiner, spécifiquement, le rôle des motivations des personnels municipaux. Cette étude conclue que les personnels municipaux jouent un rôle décisif dans le succès rencontré par la ville d’Avignon. Les motivations en jeu sont ne sont pas liées à la recherche d’un bénéfice personnel mais à l’engagement envers l’intérêt public, le sens du devoir et les valeurs affectives. Aux côtés du rôle du politique et de l’importance de la co-construction avec l’ensemble des acteurs locaux, ce travail souligne le rôle des individus dans la réussite des politiques publiques en faveur d’une alimentation plus durable.

Les restaurants scolaires sont des lieux privilégiés pour développer un approvisionnement alimentaire plus local. Il s’agit en effet d’un secteur sur lequel le rôle du législateur est fort et pour lequel les bénéfices associés à un encadrement des approvisionnements alimentaires sont bien établis. Agir sur la qualité des menus servis en restauration scolaire est, ainsi, reconnu comme un moteur de la sécurité alimentaire et nutritionnelle pour les enfants (Filippini et al., 2018). Pour certains, le repas du midi est, en effet, le seul repas équilibré de la journée (Caldeira et al., 2017).

Ainsi, en France la composition et la qualité nutritionnelle des repas servis dans les cantines sont encadrées depuis de nombreuses années. Depuis 2012, plusieurs textes sont venus renforcer ces attentes en fixant notamment des objectifs d’approvisionnement en produits durables et locaux (Plan national pour l’Alimentation, 2010, Loi Egalim, 2018).

Cependant, au-delà de l’impulsion politique, augmenter la part de produits frais et l’approvisionnement local des cantines scolaires implique des changements importants tant sur les modalités d’achat public, d’approvisionnement ou de préparation des repas qui peuvent freiner ces ambitions (Morgan, 2008).

Afin de comprendre concrètement comment les pratiques changent, une étude récente (Sanz Sanz et al., 2022) a cherché à identifier le rôle des valeurs et motivations des agents publics dans la reterritorialisation de l’approvisionnement des cantines scolaires. Pour ce faire, ce travail a suivi et analysé la transformation des pratiques de la ville d’Avignon de 2015 à 2018 en utilisant la perspective multi-niveaux des transitions (voir méthodologie).

Une modification « aisée » des normes et routines existantes

Durant la période d’étude, les chercheurs ont observé plusieurs modifications majeures au niveau des normes et routines – au sens de la perspective multi-niveaux  – structurant la restauration scolaire à Avignon. Des aménagements au code des marchés publics ont été trouvés par les équipes municipales afin de pouvoir favoriser l’approvisionnement local, notamment via l’ajout de critères complémentaires dans les procédures d’appels d’offre. Les routines de travail ont également été modifiées ou remises en question aisément et ont progressivement évolué au fil du retour d’expérience. Ainsi :

  • Grâce au recrutement d’un nouveau chef de cuisine, le personnel a été encouragé à utiliser progressivement davantage de produits frais et locaux.
  • De nouvelles recettes ont été créées et adaptées aux goûts des enfants grâce à une collaboration entre la diététicienne et le personnel de cuisine, en tenant compte des retours fait par le personnel au contact des enfants.
  • La cuisine centrale n’étant pas équipée d’une zone de transformation permettant de préparer les légumes crus (pelés) avant de les cuisiner et le coût d’adaptation étant disproportionné, des partenariats ont été mis en place avec des PME locales transformant des légumes et des fruits frais locaux.
  • Les besoins en produits frais sont désormais évalués et anticipés afin de sécuriser les approvisionnements auprès de producteurs locaux plusieurs mois à l’avance.
  • Les procédures d’achats ont été adaptées à la fois pour sécuriser l’approvisionnement des cantines et garantir aux producteurs une perspective à plus long terme (contractualisation).
  • Les conditions de paiement ont été adaptées avec un paiement à « fin de mois » afin de s’adapter aux besoins des petits agriculteurs.

Grâce aux observations, entretiens et ateliers de travail réalisés (voir méthodologie), une analyse fine des motivations soutenant ces changements de pratiques a pu être réalisée par les auteurs.

Les motivations des personnels, élément clé de succès pour un approvisionnement plus local des cantines

Ce travail montre que la dimension rationnelle des motivations est restée stable : le coût des repas pour les parents est resté identique, aucune ressource supplémentaire ni augmentation n’a été allouée aux équipes, alors que la charge de travail perçue a augmenté. Enfin, la majorité des personnels n’a pas d’intérêt utilitaire : ils ne sont pas impliqués dans des associations en faveur de l’alimentation et/ou de l’environnement et la plupart n’ont pas d’enfants à l’école. Ainsi, pour le personnel du service de restauration, l’achat d’aliments locaux ne génère pas de retour financier ou personnel.

En ce qui concerne la conformité normative , les personnels mettent en avant les objectifs de la « commission du bien manger » comme des préoccupations majeures. L‘équité sociale et le sens du devoir d’offrir aux enfants de faible statut socio-économique un accès à une alimentation saine sont les principales motivations sous-tendant l’action du personnel. Le personnel exprime aussi explicitement son engagement pour réduire le gaspillage alimentaire et en faveur de l’équité envers les producteurs et fournisseurs (prix négocié et conditions de paiement notamment).

Enfin, le lien affectif  motive également les actions du personnel de restauration. En l’absence d’un programme municipal spécifique visant à améliorer l’état nutritionnel des enfants, le personnel cherche de manière altruiste à améliorer la santé par le biais de son action dans les cantines scolaires. Ainsi, les agents identifient également leur « satisfaction personnelle » comme la clé de voûte de la réussite du projet.

Plus d’un tiers des participants aux entretiens de groupe ont estimé que la « motivation individuelle » était le principal moteur de la réussite du projet.

Bien que ce sujet soit encore peu documenté, les résultats de cette étude vont dans le sens de travaux existants ayant montré que l’engagement et la formation des personnels sont essentiels pour réussir la mise en œuvre des politiques visant à relocaliser l’approvisionnement alimentaire (Soldi et al., 2018). Cela va également dans le sens de la théorie de la motivation du service public qui montre que le personnel motivé par l’intérêt public est très performant, avec des niveaux élevés d’accomplissement, d’engagement professionnel et de satisfaction au travail (Brewer & Selden, 1998).

L’impulsion des pouvoirs publics et le dialogue entre parties prenantes, deux autres clés pour faciliter les transitions

Bien que le rôle des personnels soit central dans la réussite obtenue par la ville d’Avignon, les auteurs soulignent qu’il n’est pas possible de s’appuyer uniquement sur ces motivations pour espérer des changements durables des pratiques. D’une part, car le départ de ces « champions » individuels pourrait remettre en cause la réussite obtenue, mais également car la pérennité des changements nécessite des évolutions au niveau du paysage socio-technique et des innovations de niches. Dans le cas présent, il s’agit par exemple d’évolutions réglementaires ayant permis d’ouvrir les appels d’offres à des acteurs locaux, mais aussi l’émergence de PME locales en réponse aux besoins de transformation exprimés par le service de restauration scolaire.

Ainsi, les auteurs identifient deux enjeux pour faciliter le processus de transition :

  • Le rôle des institutions publiques pour impulser et planifier des politiques aux niveaux régional, national et même mondial (Pothukuchi & Kaufman, 1999)  ;
  • L’importance de la co-construction et du partage de visions communes entre acteurs publics et privés.

Basé sur : Sanz Sanz, E., Cardona, A. & Napoléone, C. Motivations of Public Officials as Drivers of Transition to Sustainable School Food Provisioning: Insights from Avignon, France. J Agric Environ Ethics 35, 6 (2022)

Avignon, territoire engagé pour relocaliser l’approvisionnement de ses cantines scolaires
    En réponse à l’impulsion du gouvernement français, la ville d’Avignon, comme de nombreuses municipalités a cherché à anticiper les évolutions réglementaires en faveur d’un approvisionnement plus durable de ses cantines. Pour ce faire et à l’initiative de son nouveau maire, la ville a mis en place dès 2014 un projet global reposant notamment sur :

  • Internalisation des services de restauration scolaire auparavant confiées à un prestataire de services
  • Embauche d’un nouveau chef de cuisine centrale et un nouveau responsable de cuisine intéressés par le travail d’aliments bruts.
  • Un retravail des menus en lien avec le comité dédié réunissant les équipes de restauration scolaire, les équipes en charge de l’approvisionnement, les représentants des parents d’élèves
  • Création d’une « Commission du Bien-Manger » destinée à encourager les enfants à adopter des pratiques alimentaires saines par le biais d’activités variées (visites pédagogiques, concours entre écoles pour réduire le gaspillage alimentaire…)
  • Au-delà des embauches précisées ci-dessus ce projet n’a pas fait pas l’objet d’un budget ou soutien humain supplémentaire.

Perspectives multi-niveaux et analyse des motivations du service public : deux cadres d’analyses en sciences sociales
    La perspective multi-niveaux est un cadre heuristique qui permet de considérer ensemble différents niveaux d’actions contribuant à un processus de transition (Geels, 2002). Elle s’appuie sur trois niveaux d’analyse :

    1. La niche, où de petits réseaux d’acteurs développent des innovations radicales ou de nouvelles technologies en marge du régime (Geels et al., 2007) ;

    2. Le régime, où les pratiques et les normes établies maintiennent les systèmes sociotechniques existants ;

    3. Le paysage, qui représente le contexte économique, politique et culturel (les différentes politiques encadrant l’approvisionnement des cantines).

    Selon la littérature, (Knoke & Wright-Isak, 1982) on distingue trois catégories de motivations des fonctionnaires :

  • Le « choix rationnel » : l’intérêt personnel conduit les individus à promouvoir des politiques visant à optimiser leurs propres intérêts, tels que la rentabilité financière.
  • La « conformité normative » : basée sur les normes sociales de ce qui est correct et approprié, découlant d’un sentiment de devoir envers son gouvernement et sa communauté, comme l’amélioration de la justice sociale.
  • Le « lien affectif » : base émotionnelle individuelle du comportement d’engagement à l’égard d’un programme – ici l’approvisionnement public durable en denrées alimentaires – grâce à une croyance sincère en son importance et le désir d’y participer.
Messages clés
  • Les motivations des agents publics sont un élément clé, conditionnant la manière dont les politiques destinées à accroitre l’approvisionnement local des cantines scolaires se déploient sur le terrain.
  • Le succès de la ville d’Avignon est essentiellement lié aux agents chargés des achats et de la restauration scolaire qui ont réussi à lever les freins à la reterritorialisation de l’approvisionnement des cantines
  • L’engagement de ces agents n’est pas lié à des motivations rationnelles (gains personnels) mais sont d’ordre normatif (sens du devoir, engagement pour la justice sociale) et affectif (souhait de contribuer à un projet en phase avec ses propres valeurs : santé des enfants, engagement pour l’environnement).
Méthodologie
Références
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